• Un regard, par Michel Chion (puis, une image)

  • Une image entre toutes

    Du film de Jean-Claude Lubtchansky sur Ivo Malec, une image entre toutes me reste : on y voit entre des feuillages qui remuent, percer un mince rayon de soleil, qui danse comme si l'intention même du regard le faisait apparaître et disparaître. Je parle d'œil alors qu'il s'agit d'entendre. Précisément, au contraire des musiques qui, s'adressent à l'oreille comme à un réceptacle, celle d'Ivo Malec lui demande les fonctions actives qui sont généralement attribuées à l'œil : scruter, guetter, surprendre le moment où... Car ici, le son n'est jamais donné une fois pour toutes, il n'y a pas de sécurité de son existence, et tout se rejoue constamment, y compris qu'il y ait, ou non, du son. Le silence (dimension primordiale dans cette musique) n'existe pas seulement entre les sons, mais aussi autour d'eux, comme le vaste fond noir dans lequel ils seront finalement absorbés, et sur lequel ils inscrivent la trace de leur apparition, de leur effort pour durer. Attaquée, trillée, ricochant, explosant, glissant, la particule sonore est toujours active, même à l'intérieur de ces « grands mixages » que Malec affectionne, ces périodes délimitées où il laisse aux interprètes le choix calculé du moment d'intervenir: dans ces ensembles le total est toujours conçu pour garder vivante son hétérogénéité, pour lui éviter de prendre en masse l'oreille ne peut s'abandonner au fatalisme d'une perception statistique où le son ne serait plus que la résultante passive d'un effet d'accumulation.
    S'il y a dans cette musique référence à une sorte d'« état de nature » des sons, comme chez d'autres compositeurs actuels, c'est d'une manière toute spéciale : les viviers sonores que l'auteur recrée avec les moyens du studio, ou bien en abordant l'ensemble instrumental ou vocal comme un studio (c'est-à- dire comme un lieu où mettre les sons en vie), ne sont pas à contempler comme derrière la vitre d'un aquarium. Ni bloc aveugle et indifférent de forces naturelles, ni paysage où l'on peut voyager tranquillement du regard, le vivier sonore d'Ivo Malec inclut toujours de quelque manière un « je », un regard, une présence. On dirait que le son vit aussi de cette présence muette à laquelle il adresse ses signes (abondance, dans la musique d'Ivo Malec, des sons-signaux : Morses, battements, appels, sonneries) dans une cybernétique de la séduction. De là à dire que le compositeur « met en scène », dans ses oeuvres, un certain rapport qui s'établit entre lui et ses objets…

    - Mais en fait, qui et à quel moment bouge et qui est arrêté? Et qui observe qui? (I. M.)

    Un studio, une jungle


    Ivo malec

    La musique d'Ivo Malec, « si c'était »… un lieu ce serait quoi? Un studio?
    Si c'est un studio, un atelier que l'on entend fonctionner (discrètes références, par des procédés de « boucles » transposés de la musique électroacoustique au domaine instrumental à la machine et à l'idée de fonctionnement), c'est surtout un atelier du vivant, où l'on « s'enferme avec la nature », comme disait Odilon Redon.
    Ne serait-ce pas plutôt une jungle? Que l'on ouvre l'oreille à cet imaginaire de jungle, qu'évoque toujours plu ou moins la musique d'Ivo Malec : bruissements, appels, cris, surprises, luxuriances, attaques soudaines, modifications atmosphériques. Mais aussi zones noires où un silence global s'amasse autour d'une voix, d'un instrument, et les expose, nus et fragiles (peu de musiques actuelles font autant de place à la nudité du son).
    La musique d' Ivo Malec est un lieu : elle véhicule son milieu, son éco-système, sorte d'espace global d'échanges, de transformations, de résonance, où l'auditeur est inclus. Espace dont les dimensions ne se mesurent pas à la « taille » propre des sons, mais à la manière dont en lui ces sons résonnent. Souvent d'ailleurs, des oeuvres au matériau raréfié n'en tracent pas moins autour d'elles un vaste espace. Espace de lutte, aussi, il ne faut pas l'oublier, sinon serait-on dans une jungle? Mais espace contrôlé, encore, car autrement il ne serait pas celui d'un studio.

    O comme objet

    Tel que l'a défini Pierre Schaeffer, comme une « unité sonore perçue », élément vivant pour une nouvelle musique qui ne soit plus de notes, l'objet sonore a été adopté par Ivo Malec qui salue en lui la « première petite idée d'un grand monde naissant » et qui en fait explicitement usage dans ses oeuvres. Ce qui lui permet, notons-le, de dépasser les antinomies tonalité/atonalité, note/bruit, qu'entretient seulement le concept traditionnel de la note, - concept auquel s'aggripent tant de musiques qui se veulent pourtant si « modernes »… Chez Ivo Malec, il n'y a ni tension antitonale, ni nostalgie de la tonalité (qui vont souvent ensemble). Cette musique se construit donc sur des objets sonores en général nettement définis, circonscrits et frappants; unités énergétiques qui parcourent un certain destin limité dans le temps. Cette définition, cette acuité du matériau permet la souplesse et les caprices de la forme, ses moments de « libre mélange », son allure rhapsodique et aventureuse, quoique fermement conduite.
    Mais si l'on prend le mot d 'objet dans un sens ouvert, il ne faut pas oublier qu'un des « objets » chers à Ivo Malec, c'est la voix féminine, comme chez Messiaen, dans un tout autre esprit cependant!
    Chez Ivo Malec, la voix de la femme, ce peut être la séduction, l'érotisme, - une dimension importante dans sa musique - mais c'est aussi la chose opaque et originelle, la caverne, la « source », comme il dit. Et pourtant, il l'utilise drôlement, cette voix : tantôt comme voix de « quelqu'une » qui se manifeste comme sujet, tantôt comme voix de personne, à qui il demande des sons mécaniques, impersonnels, le moins marqué qu'il soit possible par une subjectivité. Mais il sait bien que c'est quand une voix est ainsi « chosifiée » qu'elle apparaît le plus irréductible à un bruit.Chez d'autres compositeurs compositeurs, la voix est souvent posée d'emblée comme matériau, et on en reste là. Ici, elle a des volte-faces étonnantes : de « bruit », elle redevient instantanément la voix de quelqu'un, de l'autre, qui s'adresse à vous une seconde après, elle est cette opacité de la voix des origines où l'on se perd, et qui chante dans un « pré-langage » de consonnes et de voyelles sans signification. Cet objet qu'est la voix est donc, dans la musique d'Ivo Malec, une question toujours ouverte. Mais on aura compris que c'est tout objet qui est dans cette musique le lieu d'une question - la voix féminine n'étant peut-être que l'objet auditif primordial, l'objet-source. Tout objet, y compris le macro-objet, l'objet-nature avec lequel se mesure la volonté créatrice du sujet Ivo Malec.

    - Cette route même qui, voyageant, se plait à déformer de par son indiscutable puissance-travelling la nature traversée et, s'arrêtant, se demande soudainement si son tracé ne serrait dû qu'au mouvement secret et incessant de celle qu'elle croyait déformer. Mais, en fait, qui et à quel moment bouge et qui est arrêté ? Et qui observe qui ? (I.M.).

    Michel Chion dans le double 33 tours Ina Grm - 21 octobre 1981

     

  • Une image, par Ivo Malec

  • dessin IM

     


    © 2011 - Ivo Malec & Gilles Pouëssel